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Lettre des rapporteurs spéciaux des Nations unies au gouvernement algérien à propos d'Ihsane El Kadi



PALAIS DES NATIONS • 1211 GENEVA 10, SWITZERLAND


Mandats de la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression; du Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d'association et de la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste


Réf. : AL DZA 1/2023 (Veuillez utiliser cette référence pour répondre)


Excellence,


16 janvier 2023


Nous avons l’honneur de nous adresser à vous en nos qualités de Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression; Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d'association et Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, conformément aux résolutions 43/4, 50/17 et 49/10 du Conseil des droits de l’homme.


Dans ce contexte, nous souhaiterions attirer l’attention du Gouvernement de votre Excellence sur des informations que nous avons reçues concernant la détention et les accusations portées contre M. Ihsane El Kadi, de manière alléguée en relation avec l’exercice de son droit à la liberté d’expression dans le cadre de ses activités journalistiques, ainsi que la perquisition des deux médias, à savoir, Radio M et Maghreb Émergent.


M. Ihsane El Kadi est un journaliste algérien, fondateur et directeur de Radio M et de Maghreb Émergent, deux médias indépendants basés à Alger.


Selon les informations reçues :

Le 10 juin 2021, juste avant les élections législatives algériennes, M. El Kadi aurait été détenu pendant 30 heures à la caserne Antar, le centre opérationnel et d’investigation de la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) situé à Ben Aknoun, à Alger, pour une série de délits, notamment « diffusion de fausses informations susceptibles de mettre en danger l’unité nationale », « perturbation des élections » et « réouverture du dossier de la tragédie nationale ».


Le 7 juin 2022, le tribunal de Sidi M`Hamed à Alger aurait condamné M. El Kadi à une peine de 6 mois de prison et à une amende de 50.000 dinars1 pour un article publié en mars 2021 concernant le mouvement islamo-conservateur Rachad en relation avec les manifestations de 2019.

Le 22 novembre 2022, M. El Kadi aurait été convoqué au bureau de la gendarmerie dans le district d’Alger de Bir Mourad Rais où il aurait été interrogé sur la politique éditoriale de son organe de presse, Radio M, et sur les critiques qu’il aurait exprimées à l’égard du gouvernement dans différentes émissions.


Le 27 novembre 2022, des officiers de la DGSI auraient convoqué M. El Kadi à se rendre à la caserne Antar à Alger où il aurait été interrogé pendant plusieurs heures sur les commentaires qu’il avait faits le 22 novembre lors d’une émission de la Radio des Sans Voix, dans laquelle il aurait indiqué que le gouvernement tenterait de réduire au silence les membres de l’opposition politique par des persécutions systématiques et un harcèlement judiciaire.


Il est rapporté que le 23 décembre 2022, de plus d’un article critique publié en décembre sur le soutien de l’armée algérienne au Président Abdelmadjid Tebboune, M. El Kadi aurait commenté, lors d’une émission de radio sur CPP, la probabilité que le Président Abdelmadjid Tebboune réalise un second mandat. Le 24 décembre, M. El Kadi aurait posté un tweet critique sur le Président Tebboune.


Le 24 décembre 2022, vers minuit et demi, six agents de sécurité de la DGSI en civil auraient arrêté M. El Kadi à son domicile à Zemmouri dans la région (Wilaya) de Boumerdes et l’auraient ensuite transféré à la caserne Antar où il aurait été détenu. Le 24 décembre 2022 et durant la journée, des agents de la DGSI auraient perquisitionné les locaux des deux médias Radio M et Maghreb Emergent. Les agents auraient pénétré dans les locaux en compagnie de M. El Kadi, menotté, et auraient confisqué des ordinateurs, du matériel radio ainsi que des caméras, avant de mettre les locaux sous scellés.


Il est rapporté que le 25 décembre, M. El Kadi a pu contacter sa famille et l’a informée qu’il faisait l’objet d’une nouvelle procédure judiciaire. Le même jour, le jugement du 7 juin 2022 a été confirmé par la Cour d’appel d’Alger, le Ruisseau.


Le 29 décembre, après 5 jours de garde à vue, M. El Kadi aurait comparu devant le juge d’instruction du tribunal de Sidi M’hamed à Alger, sans accès à ses avocats, et a été placé en détention provisoire. M. El Kadi n’aurait pas été informé des charges retenues contre lui.


Les avocats de M. El Kadi ont informé qu’il avait été inculpé en vertu de la loi sur la collecte de fonds et des articles 95, 95 bis et 96 du Code pénal. L’article 95 bis du code pénal prévoit une peine d’emprisonnement de cinq à sept ans et une amende de 500 000 à 700 000 dinars2 pour toute personne qui « reçoit des fonds, un don ou un avantage, par quelque moyen que ce soit, d’un État, d’une institution ou de tout autre organisme public ou privé ou de toute personne morale ou physique, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, pour accomplir ou inciter à accomplir des actes susceptibles de porter atteinte à la sécurité de l’État... ».


Le 2 janvier 2023, les avocats de M. El Kadi ont déposé un appel devant la chambre d’accusation près la Cour d’Alger, Ruisseau, contestant la décision prise par le juge d’instruction auprès du Tribunal de Sidi M’Hamed, Alger, demandant la mise en liberté provisoire de M. El Kadi. La date de plaidoirie est fixée pour le 18 janvier 2023.


Bien que nous ne souhaitions pas préjuger de l’exactitude de ces allégations, l’arrestation, la détention et les charges retenues contre M. El Kadi, ainsi que la perquisition de deux médias indépendants, Radio M et Maghreb Émergent, soulèvent plusieurs préoccupations en matière de droits humains. Nous exprimons notre inquiétude quant à la possible violation des normes de procès équitable lors de l’arrestation et de la détention de M. El Kadi, y compris son droit d’accès à un avocat et son droit d’être informé des charges retenues contre lui et des raisons de son arrestation.


Nous sommes également préoccupés par la base juridique ambiguë des accusations portées contre M. El Kadi et de la perquisition de police contre les deux médias indépendants, et par le fait que l’action judiciaire semble être liée à leurs activités journalistiques. Nous réitérons nos préoccupations exprimées dans la communication DZA 12/2021 concernant l'article 95 bis du code pénal algérien. Nous exprimons également notre préoccupation quant à la sévérité des peines prévues par les articles 95 et 95 bis du code pénal (jusqu’à 7 ans d’emprisonnement), qui à notre avis, peuvent être utilisées de manière abusive pour réduire au silence les voix critiques, notamment les journalistes, les travailleurs des médias et les défenseurs des droits de l’homme.


Considérant que le droit d'accès au financement est un élément essentiel de la liberté d'association (A/HRC/20/27, par. 69) et que sa limitation pourrait avoir un impact sur l'exercice des droits civils et politiques, y compris la liberté d'expression, nous réitérons que toute restriction à la liberté d’expression qu'un gouvernement cherche à justifier par des motifs de sécurité nationale doit avoir pour but véritable et pour effet démontrable de protéger un intérêt légitime (CCPR/C/GC/34). De plus, toute restriction au titre de l'article 19(3) du PIDCP, basée sur la « sécurité nationale » doit être « limitée dans son application aux situations dans lesquelles l’intérêt de la nation tout entière est en jeu, ce qui exclut les restrictions dans le seul intérêt d’un gouvernement, d’un régime ou d’un groupe de pouvoir (A/71/373) » et doit être pleinement conforme aux exigences de légalité, de nécessité et de proportionnalité et doit être soumise à un contrôle judiciaire indépendant.


Nous sommes alarmés par la réduction au silence de facto d’un journaliste critique et par la perquisition de deux médias indépendants qui ont un impact négatif sur la liberté de la presse en Algérie. Nous sommes profondément préoccupés par l'utilisation abusive des mesures de sécurité dans ce qui semble être des moyens disproportionnés et inutiles, principalement pour empêcher l'expression par les médias et ainsi limiter la participation plus large de la société aux affaires politiques. Nous sommes particulièrement préoccupés par la signification plus large et les implications négatives de la situation de M. El Kadi, de Radio M et de Maghreb Émergent pour la liberté d’expression et la liberté des médias en Algérie, entre autres par l’effet dissuasif qu’ils peuvent constituer pour les individus, y compris les journalistes, les travailleurs des médias et les défenseurs des droits de l’homme, qui souhaitent s’exprimer, manifester pacifiquement et participer à la vie publique et politique en Algérie.


En relation avec les faits allégués ci-dessus, nous vous prions de bien vouloir vous référer à l’annexe ci-jointe qui énonce les textes relatifs aux instruments juridiques et autres standards établis en matière de droits de l'homme.


Comme il est de notre responsabilité, en vertu des mandats qui nous ont été confiés par le Conseil des droits de l’homme, de solliciter votre coopération pour tirer au clair les cas qui ont été portés à notre attention, nous serions reconnaissants au Gouvernement de votre Excellence de ses observations sur les points suivants :


1. Veuillez nous fournir toute information ou tout commentaire complémentaire en relation avec les allégations susmentionnées.


2. Veuillez fournir des informations sur les motifs juridiques et factuels de l’arrestation, de la détention et des charges retenues contre M. El Kadi, et expliquer en quoi ceux-ci sont conformes à vos obligations en vertu du droit international des droits de l’homme.


3. Veuillez fournir des informations concernant les conditions de détention de M. El Kadi, notamment son bien-être physique et mental et son accès aux soins médicaux. Veuillez également nous informer de son accès à une représentation légale et à sa famille pendant sa détention.


4. Veuillez fournir des informations sur les motifs juridiques et factuels de la perquisition des deux médias Radio M et Maghreb Émergent et expliquer comment elle est conforme à vos obligations en vertu du droit international des droits de l’homme.


5. Veuillez expliquer quelles mesures ont été prises pour garantir la possibilité pour les journalistes et les travailleurs des médias en Algérie d’exercer leurs droits légitimes à la liberté d’expression et de se livrer librement à un travail journalistique sans crainte de représailles, de poursuites judiciaires ou de criminalisation d’aucune sorte.


6. Veuillez expliquer comment les lois algériennes sur la sécurité nationale sont conformes aux normes internationales en matière de droits de l’homme et comment la liberté d’expression et la liberté de la presse sont respectées.


Cette communication, ainsi que toute réponse reçue du gouvernement de votre Excellence, seront rendues publiques dans un délai de 60 jours sur le site internet rapportant les communications. Elles seront également disponibles par la suite dans le rapport habituel présenté au Conseil des Droits de l’Homme.


Dans l’attente d’une réponse de votre part, nous prions le Gouvernement de votre Excellence de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la protection des droits et des libertés de l’individu mentionné, de diligenter des enquêtes sur les violations qui auraient été perpétrées et de traduire les responsables en justice. Nous prions aussi votre Gouvernement d’adopter, le cas échéant, toutes les mesures nécessaires pour prévenir la répétition des faits mentionnés.


Veuillez agréer, Excellence, l'assurance de notre haute considération.

Irene Khan

Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression

Clement Nyaletsossi Voule

Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d'association

Fionnuala Ní Aoláin

Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste


Annexe

Références aux instruments juridiques et autres standards établis en matière de droits de l'homme


En relation avec les faits allégués ci- dessus, nous souhaitons attirer l’attention du Gouvernement de votre Excellence sur les normes et standards internationaux pertinents qui sont applicables aux questions soulevées par la situation décrite ci- dessus.


En relation avec les faits et préoccupations allégués ci-dessus, nous aimerions nous référer aux articles 9, 14, 19 et 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), ratifié par le Gouvernement de votre Excellence le 12 septembre 1989, qui garantissent le droit de ne pas être soumis à une arrestation ou à une détention arbitraire, le droit à un procès équitable et le droit à la liberté d’opinion et d’expression et à la liberté d’association.


En particulier, l’article 9 du PIDCP prévoit que nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n’est pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi. Conformément à la jurisprudence du Groupe de travail sur la détention arbitraire et à l’Observation générale n° 35, toute détention due à l’exercice pacifique de droits, y compris les droits à la liberté d’expression et à la liberté d’association, est arbitraire.


Nous tenons à rappeler au Gouvernement de votre Excellence que toute restriction à l’exercice de ces droits doit être prévue par la loi et être nécessaire et proportionnée au but légitime. Comme l’a observé le Comité des droits de l’homme dans son Observation n° 27 (CCPR/C/GC/27), les mesures restrictives doivent « être appropriées pour atteindre leur fonction protectrice » et « être l’instrument le moins intrusif parmi ceux qui peuvent permettre d’atteindre le résultat souhaité » (paragraphe 14), tandis que « le principe de proportionnalité doit être respecté non seulement dans la loi qui encadre les restrictions mais aussi par les autorités administratives et judiciaires dans l’application de la loi » (paragraphe 15).


Nous souhaitons également attirer l’attention du Gouvernement de votre Excellence sur l’article 14 du PIDCP, qui consacre le droit à un procès équitable et à une procédure régulière. En particulier, l’article 14 (1) du PIDCP énonce une garantie générale d’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et le droit de toute personne à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial établi par la loi. En outre, l’article 14 (3) du PIDCP garantit le droit de tout individu accusé d’une infraction pénale à disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense, à communiquer avec le conseil de son choix et à être jugé sans retard excessif.


Nous tenons à rappeler que l’article 19 du PIDCP garantit le droit à l’opinion et à l’expression. Dans l’Observation générale 34, le Comité des droits de l’homme a déclaré que les Etats parties au PIDCP sont tenus de garantir le droit à la liberté d’opinion et d’expression, y compris, entre autres, «le discours politique, le commentaire de sa propre vie et des affaires publiques, le démarchage, la discussion des droits de l’homme, le journalisme », sous réserve uniquement des restrictions admissibles.


Les restrictions au droit à la liberté d’expression doivent être compatibles avec les exigences énoncées à l’article 19 (3), c’est-à-dire qu’elles doivent être prévues par la loi, poursuivre un but légitime, et être nécessaires et proportionnées. Il incombe à l’État de démontrer que ces restrictions sont compatibles avec le Pacte. Dans son rapport A/HRC/50/29, la Rapporteuse spéciale sur le droit à la liberté d’opinion et d’expression s’est dite préoccupée par la criminalisation des journalistes, notamment par des lois interdisant la critique des institutions ou des fonctionnaires de l’État, ce qui a un impact négatif sur la liberté des médias et nuit au discours démocratique et à la participation du public.


Nous souhaitons également attirer l’attention du gouvernement de votre Excellence sur le « principe de sécurité juridique » du droit international (article 15(1) du PIDCP ; article7(1) de la CEDH), qui exige que les lois pénales soient suffisamment précises pour que les individus sachent quels types de comportement et de conduite constituent une infraction pénale et quelle serait la conséquence de la commission d’une telle infraction. Ce principe reconnaît que les lois mal définies ou trop larges sont susceptibles d’être appliquées arbitrairement et de donner lieu à des abus. Le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte contre le terrorisme a souligné les dangers des définitions trop larges du terrorisme dans le droit national qui ne respectent pas les obligations découlant des traités internationaux (A/73/361, paragraphe 34)."


Enfin, nous souhaitons attirer l’attention du gouvernement sur les paragraphes 75(a) à (i) du rapport 2018 du Rapporteur spécial sur la protection et la promotion des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste (A/HRC/40/52) sur l’impact des mesures antiterroristes sur l’espace civique et les défenseurs des droits de l’homme, les journalistes et les médias. Nous tenons à souligner que la législation antiterroriste ne doit pas être utilisée à mauvais escient contre des individus exerçant pacifiquement leurs droits à la liberté d’expression, d’association pacifique et de réunion. L’exercice non-violent de ces droits ne peut constituer une infraction pénale. Toute restriction à l’expression ou à l’information qu’un gouvernement cherche à justifier par des motifs de sécurité nationale et de lutte contre le terrorisme doit avoir pour but véritable et pour effet démontrable de protéger un intérêt légitime de sécurité nationale (CCPR/C/GC/34).

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1) Equivalent à 365 USD

2) Equivalent à environ 3600 à 5100 USD

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