Tribunal de Sidi M'hamed. Salle 1, toujours aussi lugubre et froide, à cheval sur deux siècles, elle est le témoin de centaines et de centaines de milliers de procès, de la justice expéditive du colonialisme à la justice coercitive postindépendance, parfois équitable et d'autres fois sourde et à la main souvent lourde. Les murs de cette salle doivent être profondément imprégnés de sonorités et de résonnances cumulées, de plaidoiries et de verdicts, de l'acquittement à la peine capitale en passant par la peine carcérale. de tourmentes, de larmes contenues ou éclatées. De drames. Sur le mur de droite, une horloge arrêtée indique 2h28. Ou 14h28. On ne saura jamais quel jour et surtout à l’occasion de quel procès, les aiguilles de cette horloge murale se sont-elles arrêtées. Comme pour suspendre le temps judiciaire.
Ce dimanche verra la tenue du procès d’Ihsane El Kadi, renvoyé une première fois le 12 mars dernier, officiellement, parce que Ihsane a refusé de comparaître à distance, mais plus vraisemblablement parce qu’il a décidé lui et don collectif de défense de boycotter l’audience. Le refus de comparaitre à distance et la demande d’extraction étant les motifs retenus par la juge.
Il est presque 9 heures et la salle est quasiment vide. Depuis un moment, il en est presque toujours ainsi à l’audience du dimanche. Avec ramadan en sus. Me Fetta Sadat et Me Ahmine sont les premiers dans le hall des pas perdus. Puis arrive la cohorte des personnels de Radio M, des amis et des soutiens. La salle est ouverte on s y engouffré progressivement qui cherchant une place aux premiers rangs, qui cherchant une connaissance. Les avocats arrivent aussi: Me Nabila Smail, Ahmine, Heboul, Halima Benabderahmane, Badi, Bouchachi, Benlemhel.
On reconnaît même un des avocats de Nabil Mellah venu assister au procès d’Ihsane El Kadi par solidarité. L’épouse de Nabil est là aussi. Dans ses yeux, Amina Mellah ne laisse rien transparaître de sa douleur si facile à imaginer depuis l’incarcération de Nabil, les deux simulacres de procès jusqu’au rejet en un temps record du pourvoi en cassation par la cour suprême, récemment. Derrière une frêle silhouette, Amina Mellah c'est à la fois la souplesse du roseau et la robustesse du chêne. Un courage exemplaire. Une autre dame-courage est la aussi. Djamila El Kadi. Là encore, pas de place pour l’abdication. Stoïque face à l’adversité, Ihsane est son combat du moment. Patiemment. Pour le meilleur et pour le pire.
Dans la salle, on reconnaît Louisa Hanoune, Athmane Mazouz, accompagné de deux cadres de la direction du Rcd, les anciens de Raj avec Abdelouahab Fersaoui. Du côté des journalistes, Khaled Drareni est là. Lyas Hallas. Hamid Ghoumrassa...
9h42. Retentit la sonnerie qui fait sursauter à chaque fois. L’audience est ouverte. D’une voix monocorde, la juge égrène le long chapelet des verdicts entre prison, sursis et amendes. La consommation de stupéfiants se taille la part du lion. Elle enchaîne ensuite sur les nouvelles affaires. Très peu de présents et renvois systématiques. Il en est ainsi de la première fois. Le requiem du renvoi durera jusqu'à 10h04 où la juge ordonnera une suspension de séance, Ihsane El Kadi n’étant pas encore arrivé.
Bras de fer à la barre Ce n’est qu’à 10h53 que l’audience reprend. La juge appelle Ihsane El Kadi. Mais on ne l’a pas encore fait monter des geôles. Elle appelle Abdenour Haouati, au titre de représentant de Interface Média (*). Absent. Enfin, Ihsane arrive arborant un large sourire et saluant, à la volée, une salle qui lui est acquise, mais lourdement quadrillée par des policiers en tenue et en civil. La hantise des smartphones. Consigne est donnée de n’en sortir aucun. Et surtout de ne pas les utiliser.
Ihsane est appelé à la barre. Les avocats l’entourent. La juge appelle le président de l’Arav. Mais ce dernier, Mohamed Louber est absent. C’est Amar Bendjedda qui le représente. La juge questionne Ihsane El Kadi sur sa filiation puis, énonce les charges retenues contre lui, articulées sur les articles 95 et 95 bis du code pénal, à savoir réception de financements étrangers devant servir à des actions de propagande pouvant porter atteinte aux intérêts du pays et, concernant l’entité abritant les médias dont Ihsane est le directeur éditorial, Interface Média, elle est poursuivi pour exercice illégal et non autorisé de l’activité audiovisuelle.
Ihsane réitère son refus de répondre devant le tribunal. " J’exerce mon droit de garder le silence tant que je suis en détention ".La juge note que le prévenu boycotte le procès. Ihsane rappelle les péripéties depuis la décision unilatérale de la chambre d’accusation de confirmer sa mise en détention sans la présence de ses avocats, en raison de l’avancement de la date d’audience au 15 janvier au lieu de la date initiale du 18 janvier.
La juge tente d’expliquer que le procès est une démarche séparée de la chambre d’accusation et que c’est au tribunal d’évaluer et de juger sur la base des charges et des réponses du prévenu aux questions du tribunal.
Ihsane revient à la charge. Il évoque l’affaire dans son entièreté. Sur son arrestation arbitraire, les charges fallacieuses et surtout sur l’immixtion de Tebboune dans son affaire, lors de sa dernière prestation face à la presse national où il a, sans le citer nommément, traité de khabardji. "Tebboune m’a insulté”, lancera-t-il à la juge. Cette dernière s’emporte et ne le laisse pas continuer.
Grande cacophonie à la barre entre la juge et les avocats. Me Bouchachi assène: "Vous ne voulez pas entendre les raisons de son refus ?" La juge interrompt l’audience. Ihsane est redirigé vers les geôles du tribunal. En chemin, il lance, excédé : " Le jour où Tebboune fera de moi un khabardji n’est près d’arriver !". Applaudissements dans la salle.
La défense se retire, l’Arav tire ! La pause n’a pas été longue. A peine trois minutes. On fait remonter Ihsane des geôles du tribunal. L’audience reprend. Le procès s’enlise. La juge rappelle encore une fois les charges retenues contre lui. Ihsane persiste : " Voici trois que je n’ai pas parlé. Qu’on ne m’a pas laissé parler". Il émettra des doutes sur l’équité de son procès en évoquant à nouveau Tebboune. La juge l’interrompt encore une fois. Me Badi, solennel : "la défense se retire à cause de l’ingérence du président de la République Lans un dossier judiciaire !" Me Bouchachi rencherit:" Les conditions d’un procès équitable ne sont pas réunies." Il précisera cependant : " Nous nous retirons de l’audience et non de l'affaire ".
La juge s’adresse à Ihsane et énonce à nouveau les charges. Il ne répond pas. Elle prend acte. Elle rappelle que dans cette affaire, il y a un transfert illicite d’argent. Ihsane refuse de répondre, mais insiste pour la levée de son mandat de dépôt. Il lui rappelle qu’il a été plutôt, dans deux autres affaires, accusé de terrorisme, mais que cela ne tenait pas la route puisqu’il y a eu un non-lieu. Dans une digression il lui lance : " j’ai rêvé que j’ai déposé plainte contre le président de la République pour diffamation et que j’ai gagné mon procès ". "Laissez votre rêve de côté..." il lui rétorquera : "Il n’y a aucune affaire. C’est un dossier monté de toutes pièces. Je suis condamné de fait ! Avec mon arrestation, les scellés, mon emprisonnement... le président de la République n’a pas respecté ma présomption d’innocence ! "
La juge revient sur ses déclarations sur la réception des fonds en dinars. " Ma fille est actionnaire de la société " Plus loin : " Je ne suis pas rassuré par ce procès..."
La juge appelle le représentant de l’Arav, Amar Bendjedda et lui demande si Interface Média dispose d’une autorisation pour émettre ? Non, rétorque le représentant de l’Arav. Ihsane précise qu’Interface Média se décline sur le net et non sur le réseau hertzien ou satellite. Ce à quoi Amar Bendjedda rétorque : " tout contenu audiovisuel, y compris sur internet, relève des prérogatives et du contrôle de l’Arav". Quelqu'un ’un dans la salle chuchote : " qu’en est-il des vigueur et youtubeurs ?" A côté de lui, la réponse est autre : " le plus triste c’est de voir un journaliste [Amar Bendjedda - ndlr] prendre part à la mise à mort d’un autre journaliste..."
L’Arav demande 200 millions de centimes de dédommagement, en sa qualité de partie civile.
Lourd réquisitoire Le procureur se lève pour entamer son requisitoire. Il a tenu à brossé un tableau presque parfait du déroulement de cette affaire, depuis les investigations jusqu’à l’arrestation d’Ihsane El Kadi, l’élaboration des charges le déroulement de l’instruction. Évoquant les faits, et leurs pendants pénaux : les articles 95 et 95 bis du code de procédure pénale ainsi que l’article 107 de la loi sur l’audiovisuel. En somme, des procédures et un procès ce qu’il y a de plus régulier. Aucune allusion au 15 janvier, ni aux conditions d’arrestation et de mise sous mandat de dépôt et surtout pas l’épisode d’interférence présidentielle dans ce dossier.
Dans son rôle, il demandera 5 ans de prison ferme pour Ihsane El Kadi et 700 000 DA d’amende et la confiscation des biens et fonds concernés ainsi que sa privation 5 années durant de toute fonction publique en relation avec le délit. Il demandera aussi une âme de de 10 millions de dinars à l’endroit d’Interface Média et la confiscation de YouTube ses biens et comptes bancaires.
La juge annonce le verdict pour la semaine prochaine. Le 2 avril 2023.
Ihsane à la juge: " merci de ne pas me faire venir ce jour-là". Il quittera la salle sous les applaudissements. _____________ (*) A. Haouati est, semble-t-il cité à tort dans ce dossier puisqu'il n'exerce plus aucune fonction au sein d'Interface Media depuis une dizaine d'années au moins.