Figure de la presse algérienne indépendante, le fondateur d’Interface Médias est poursuivi alors que s’intensifie la répression des voix critiques du régime. Cinq ans de prison ont été requis contre lui.
Le 1er mars 2019, troisième vendredi du Hirak (le mouvement de protestation né en 2019), Ihsane El-Kadi, figure emblématique de la presse indépendante algérienne, filme de la fenêtre de son bureau donnant sur la place Maurice-Audin, au cœur d’Alger, l’extraordinaire rassemblement appelant au changement et à la démocratie. Le fondateur de l’agence Interface Médias, qui regroupe Radio M et le magazine en ligne Maghreb Emergent, poste la vidéo sur Twitter, accompagnée de ce commentaire : « Je souhaite à toute personne de bonne volonté de vivre une fois dans sa vie cet instant cosmique où la révolution de son rêve et de son action passe en bas de sa fenêtre de bureau. »
Quatre ans plus tard, Ihsane El-Kadi n’a plus le loisir de se pencher par la fenêtre de son bureau. Le journaliste de 63 ans est en prison. Dimanche 26 mars, à Alger, le parquet a requis cinq ans de détention, assortis d’une interdiction d’exercer pour la même durée contre le patron de presse, ainsi que la saisie de ses biens et des comptes bancaires liés à son travail. Le verdict est attendu pour le 2 avril. Emprisonné depuis le 29 décembre 2022, M. El-Kadi est accusé de « réception de fonds de l’étranger à des fins de propagande », et « pour accomplir des actes susceptibles de porter atteinte à la sécurité et au fonctionnement normal des institutions ».
De « fonds de l’étranger » , il ne s’agit en fait que d’un prêt de 25 000 livres sterling (environ 28 500 euros) accordé à Interface Médias sur son argent personnel par la propre fille d’Ihsane El-Kadi, universitaire et chercheuse à Londres et actionnaire minoritaire de l’entreprise, pour permettre de payer les salaires des journalistes lors de la crise due au Covid-19, alors que l’agence traversait une mauvaise passe financière.
Accusation blessante
« L’ordonnance de renvoi ne parle que du montant de 25 000 livres envoyé par sa fille entre 2020 et 2022, période du Covid-19, avec des documents sur ses ressources personnelles. Le parquet n’a présenté aucune preuve matérielle d’un financement étranger, ni d’un versement d’argent vers Interface Média », confirme maître Zoubida Assoul, une avocate du journaliste.
La société Interface Médias s’est vu confirmer la confiscation de ses biens, déjà mis sous scellés et saisis par les autorités, condamnant ses vingt-cinq salariés à une « clochardisation », selon les mots d’Ihsane El-Kadi, qui a refusé de répondre sur le fond aux accusations de la juge, s’estimant condamné d’avance. « Je n’ai pas parlé durant trois mois, et ce procès aurait pu être une opportunité pour moi de parler. Mais tout a changé le jour où le chef de l’Etat m’a insulté », a-t-il expliqué à la barre.
Le 24 février, le président Abdelmadjid Tebboune n’avait pas hésité, au grand dam des avocats du journaliste, à l’accuser publiquement, lors d’un entretien télévisé, d’être un « khabardji », un informateur, agent de l’étranger : un terme utilisé pendant la colonisation pour désigner les informateurs de la police. Une accusation blessante pour le fils de Bachir El-Kadi, un combattant de la guerre d’indépendance, qui, rappelle l’historien Yassine Temlali, œuvrait au cœur des réseaux d’armement du Front de libération nationale depuis la Libye.
Enfant de la révolution, Ihsane El-Kadi n’a fait que continuer à sa façon ce combat, en bataillant de manière constante pour le droit des Algériens à s’organiser librement. Cet engagement lui vaut un premier passage en prison, en 1980, pour participation au « printemps berbère ». Il se lance ensuite dans la presse et participe au Mouvement des journalistes algériens. L’organisation dénonce, lors des émeutes d’octobre 1988, l’interdiction qui est faite à ses membres d’« informer objectivement des faits et événements qu’a connus le pays ».
Verrouillage des médias
Ihsane El-Kadi commence sa carrière dans les médias publics avant de cofonder le journal La Tribune – aujourd’hui disparu –, qu’il quitte en 1996. Devenu free-lance, il collabore avec plusieurs journaux, dont le quotidien français La Croix. C’est à ce moment-là qu’il crée avec un groupe de journalistes Interface Médias, qui fournit des contenus au site Algeria Interface, basé en France, source précieuse d’information dans un contexte de verrouillage des médias.
En 2008, il fait partie de l’Initiative civique pour le respect de la Constitution, qui cherche à s’opposer, en vain, à l’amendement de la Loi fondamentale visant à permettre à Abdelaziz Bouteflika de postuler à un troisième mandat. Interface Médias lance en 2010, en Algérie, le site Maghreb Emergent. En 2014, dans une perspective ouvertement hostile à un quatrième mandat de Bouteflika, il lance un talk-show, « Le CPP » (« le café presse politique »), diffusé sur Internet, qui deviendra, peu à peu, « l’insupportable » Radio M que les autorités viennent de mettre sous scellés.
La fameuse vidéo épinglée à son profil, elle, est toujours là. Elle continue de tourner sur son compte Twitter, dont la dernière publication, datée du 23 décembre 2022, critique sans ménagement l’affirmation du président algérien, Abdelmadjid Tebboune, selon laquelle le Trésor public aurait récupéré 20 milliards de dollars (moins de 19 milliards d’euros) chez les oligarques liés au clan d’Abdelaziz Bouteflika, chef de l’Etat de 1999 à 2019.
Répression généralisée
« Comment peut-on oser dire quelque chose d’aussi mathématiquement grossier à des citoyens réputés les mieux scolarisés d’Afrique ? », écrivait Ihsane El-Kadi, qui, contrairement à la plupart de ses confrères, n’a pas fait profil bas à la suite de la vague de répression ciblant les militants du Hirak.
Une semaine auparavant, le 17 décembre 2022, Ihsane El-Kadi signait une analyse sur l’attitude de l’armée quant à un éventuel deuxième mandat du président Tebboune. Il soulignait que, si celle-ci avait tendance à préférer la continuité à la tête de l’Etat, son principal souci était « l’incapacité » de M. Tebboune d’ouvrir une « perspective politique » autre que la répression généralisée.
De l’avis des avocats et des proches du journaliste, ce sont ce tweet et cet article qui ont suscité le courroux de la présidence. Ihsane El-Kadi a été arrêté chez lui, le 24 décembre 2022, à minuit trente, avant d’être amené, menotté, chez Interface Médias pour une perquisition des locaux en présence des salariés. Une campagne de diffamation à son encontre a ensuite été lancée dans des médias proches du pouvoir et sur les réseaux sociaux.
Karim Amrouche(Alger, correspondance) et Madjid Zerrouky