Le journaliste algérien a payé sa liberté au prix fort lors de son procès en appel, le 18 juin, où il a été condamné à sept ans de prison dont cinq ferme. Ce grand nom des médias symbolise désormais la fuite en avant liberticide du pouvoir en place.
Ihsane El Kadi était un homme libre. Trop libre, selon ses proches, pour un régime qui tente de réduire les dernières voix dissidentes d’Algérie au silence. Cette liberté, ce grand patron de presse algérien l’a payé au prix fort lors de son procès en appel dimanche 18 juin : sept ans de prison, dont cinq ans ferme. Soit deux années supplémentaires derrière les barreaux la prison d’El-Harrach, dans la banlieue d’Alger, qu’en première instance.
Le directeur du site d’information Maghreb Emergent et de Radio M, les deux derniers médias indépendants du pays avant qu’ils ne soient mis sous scellés, est accusé de réception de fonds de l’étranger pour «accomplir des actes susceptibles de porter atteinte à la stabilité et à la sécurité de l’Etat». Il s’agit de la peine maximale et la plus lourde peine jamais infligée à un journaliste dans le pays.
«Il secouait le cocotier médiatique» A Alger, l’aggravation de la peine d’Ihsane el-Kadi a provoqué une onde de choc au sein de son entourage et de la profession, déjà mise à mal par la répression de plus en plus féroce des autorités. «Je suis encore bouleversé par cette décision, confie son ami Khaled Drareni, représentant de Reporters sans frontières (RSF) pour l’Afrique du Nord. C’est un vrai professionnel, à la fois sincère et engagé.» Les deux hommes se connaissent depuis plus de dix ans. En 2020, Ihsane el-Kadi a d’ailleurs mené une «campagne exceptionnelle» pour appeler à la libération de son confrère, incarcéré pendant près d’un an après avoir couvert le mouvement de contestation du Hirak.
Lorsque le patron de presse a été arrêté par six agents en civil à son domicile, dans la nuit du 24 au 25 décembre, Khaled Drareni n’a pas hésité une seconde à lui rendre la pareille : «Quand on emprisonne un journaliste, c’est finalement tous les journalistes que l’on met en prison. Je continuerai mon combat jusqu’à ce qu’il rentre à la maison.»
Né en 1959 en Libye d’un père cadre du Front de libération nationale (FLN), Ihsane el-Kadi fait ses classes au militantisme lors du Printemps berbère, ce qui le conduit quelques mois en prison en 1981. Il se lance alors dans le journalisme et devient une icône de la presse algérienne durant la décennie noire (1991-2002) en tant que jeune rédacteur en chef du quotidien la Tribune – aujourd’hui disparu. Il devient une inspiration pour toute une génération de jeunes journalistes. Hassane Ouali, ancien directeur du journal francophone Liberté, qui a lui aussi cessé d’exister en avril 2022, se souvient de ses interventions lors de grands débats organisés dans sa faculté. «Il fait partie de ceux qui se sont battus avec courage contre le parti unique. Dès ses débuts, il était sur une ligne critique, dont il n’a jamais dévié. Il était celui qui secouait le cocotier médiatique, son indépendance éditoriale était clairement assumée. Mais Ihsane était aussi ouvert au débat contradictoire, à la confrontation des idées.»
Le lancement en 2014 du talk-show en ligne CPP («Café presse politique») sur Radio M, dans une perspective hostile à une candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un quatrième mandat, offre un «rare espace de liberté» en Algérie : «On refaisait le monde, on critiquait tout le monde, il n’y avait aucune ligne rouge», se souvient Khaled Drareni. Cinq ans plus tard, Ihsane el-Kadi exprimera son soutien au soulèvement populaire pacifique du Hirak, ce qui lui vaudra d’être arrêté. Une vidéo toujours épinglée sur son profil Twitter montre une gigantesque foule réunie sur la place Maurice-Audin, dans le centre-ville d’Alger : «Je souhaite à toute personne de bonne volonté de vivre une fois dans sa vie cet instant cosmique ou la révolution de son rêve et de son action passe en bas de sa fenêtre de bureau», commente le journaliste.
«Amoureux de l’Algérie» Incarcéré dans la prison d’El-Harrach depuis six mois, ce père de deux enfants, qui partage sa cellule avec un avocat, n’a le droit qu’à une visite d’un quart d’heure de sa femme une fois tous les quinze jours. «Le régime ne fait plus la distinction entre un violeur et un détenu politique», fustige un proche, qui décrit un homme «généreux», «humaniste» et «amoureux de l’Algérie», ajoutant : «Il n’a qu’un rêve en tête : que son pays devienne une démocratie.»
Or la condamnation du journaliste, traité par le président algérien Abdelmadjid Tebboune de «khabardji» (expression populaire désignant un «informateur» ou un «mouchard» collaborant avec l’ennemi) sur les antennes de la télévision publique, illustre au contraire une fuite en avant répressive du pouvoir. Selon RSF, «le paysage médiatique en Algérie n’a jamais été aussi détérioré», tandis que les menaces auxquelles sont confrontés les journalistes «sont en constante augmentation». Le cadre législatif est également de plus en plus contraignant. Une nouvelle loi adoptée en avril introduit notamment de nouvelles sanctions et une interdiction aux médias algériens de bénéficier de tout «financement» ou «aide matérielle directe et indirecte de toute partie étrangère».
«Travailler en tant que journaliste en Algérie est devenu très difficile, regrette Hassane Ouali. Le désespoir est à la hauteur de l’espérance soulevée par le Hirak en 2019. On fonce droit dans un mur mais personne n’ose hausser le ton pour le dire. Il n’y a aucune raison au monde de mettre un journaliste en prison pour ses écrits et ses opinions. Sa place est dans une rédaction. La société algérienne a besoin d’un Ihsane el-Kadi libre.»