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En Algérie, le duel inégal entre le président et le journaliste Ihsane El Kadi - La Croix




Portrait

Malgré une intense mobilisation internationale, la justice algérienne a condamné, dimanche 2 avril, le journaliste incarcéré depuis le 24 décembre, à trois ans de prison.


En détention, Ihsane El Kadi a maigri. Mais le journaliste algérien, patron de l’entreprise Interface médias, incarcéré depuis plus de trois mois à la prison d’El Harrach à Alger, reste tout aussi incisif et mordant. Cette prison, il l’avait déjà connue lorsqu’il avait 22 ans. Alors victime de la répression du « printemps berbère », le jeune étudiant kabyle y avait été détenu pendant neuf mois en 1981. Quarante-deux ans plus tard, à 63 ans, marié et père de deux enfants, il reste toujours aussi déterminé à ne pas courber l’échine devant un régime qui cherche à le broyer. La veille de son procès, le dimanche 26 mars, il apposait encore sa signature au bas de la tribune « Les régimes du Grand Maghreb ne convergent que pour réprimer leurs peuples », portée par quelque 250 personnalités d’Afrique du Nord. Le jour de l’audience, avant que le procureur ne réclame cinq ans de prison ferme à son encontre, il déclare, à la juge qui s’étrangle, avoir rêvé du président dans sa cellule. « Dans mon rêve, j’ai intenté un procès contre Abdelmadjid Tebboune devant ce tribunal et j’ai eu gain de cause », rapportent ses confrères, présents au tribunal, de Radio M et Maghreb émergent, les deux médias en ligne d’Interface médias créés par Ihsane El Kadi et mis sous scellés le jour de son arrestation, le 24 décembre dernier.

Abdelmadjid Tebboune l’a calomnié publiquement C’est que l’ère Tebboune – élu en décembre 2019 – marque un sévère tour de vis sécuritaire en Algérie dont pâtissent près de 300 détenus d’opinion. Et elle a pris la tournure d’un duel très inégal entre le président et le journaliste, l’un des plus connus en Algérie et par-delà les frontières, et l’un des derniers à s’exprimer encore librement.

À la télévision le 24 février, Abdelmadjid Tebboune s’en est pris à lui en le traitant du terme injurieux de khabardji (« informateur »), autrement dit à la solde des étrangers. Une manière de condamner le journaliste avant même la tenue de son procès, officiellement pour réception de fonds de l’étranger « afin d’accomplir des actes susceptibles de porter atteinte à la stabilité et à la sécurité de l’État ».

Ihsane El Kadi avait été arrêté en pleine nuit du 23 au 24 décembre dans sa résidence de Kabylie. C’était quelques heures après que, en bon journaliste économique, il a taclé le président sur Twitter. « Le Trésor public a récupéré 20 milliards de dollars de chez les oligarques de la Issaba (la « bande » autour de l’ex-président Bouteflika, NDLR), a affirmé sans sourciller le président Tebboune !!!! Comment peut-on dire quelque chose d’aussi mathématiquement grossier », s’indignait-il alors. Ses proches et le collectif d’avocats qui le défend y voient plus qu’une coïncidence. D’autant que, quelques jours auparavant, il avait publié un article sur les interrogations de l’armée autour d’un deuxième mandat du président.



« Visiblement, le président en fait une affaire personnelle » « Visiblement, le président en fait une affaire personnelle », s’inquiète un proche. Il est jusqu’ici resté sourd à la mobilisation internationale pour la libération immédiate et la fin du harcèlement judiciaire d’Ihsane El Kadi, poursuivi dans quatre affaires depuis trois ans, comme le réclament les ONG de défense des droits humains. « Il est temps de mettre fin à cet acharnement », a réclamé Antoine Bernard, de Reporters sans frontières, en déposant 13 000 enveloppes symbolisant les signatures de la pétition réclamant sa libération devant l’ambassade d’Algérie à Paris, jeudi 30 mars. En bon marathonien – grand fan de sport, il a commencé sa carrière comme journaliste sportif –, Ihsane El Kadi n’est pas du genre à lâcher en cours de route. Combatif avec l’œil pétillant de l’irréductible optimiste. Comme ce 1er mars 2019, où il déclare : « Je souhaite à toute personne de bonne volonté de vivre une fois dans sa vie cet instant cosmique où la révolution de son rêve et de son action passe en bas de sa fenêtre de bureau. » Des propos toujours en exergue de son compte Twitter. Ce jour-là, une gigantesque foule avait déferlé dans les rues d’Alger et d’ailleurs dans le pays pour réclamer le départ du vieux président Bouteflika, à la veille d’un cinquième mandat.



Déjà condamné à six mois de prison Ce Hirak, ce mouvement de contestation qui a perduré pendant des mois, Ihsane El Kadi y a terriblement cru. Il s’est mobilisé sans compter pour faire libérer journalistes et activistes interpellés et incarcérés à la pelle. Et il s’est démené pour tenter de faire converger les diverses mouvances de la société. Mais les régimes autoritaires, qui ont pour ressort de « diviser pour mieux régner », ne détestent rien tant que la quête d’unité.

C’est d’ailleurs un article de mars 2021, dans lequel il plaidait pour que le mouvement islamiste Rachad ait droit à sa place dans le Hirak, qui lui valut une condamnation à six mois de prison ferme, sans mandat de dépôt, à la suite d’une plainte du ministre de la communication – plainte confirmée en appel le 18 décembre dernier. Alger a classé « organisation terroriste » ce mouvement islamo-conservateur anti-régime en mai 2021.

« Il lit sans cesse, fait de la musculation trois fois par semaine » Ihsane El Kadi restait ainsi fidèle à ses convictions de toujours. Dans la sanglante décennie 1990, il était déjà profondément convaincu qu’« une solution politique était possible avec le FIS» (Front islamique du salut), comme le rappelle le journaliste, historien et long compagnon de route Yassine Temlali. À la prison, sa femme n’a droit qu’à une brève visite, une fois tous les quinze jours, de quoi apporter des vivres. Selon ses avocats, qui peuvent le rencontrer, il garde la forme et le moral. « Il lit sans cesse, fait de la musculation trois fois par semaine, il s’estime chanceux par rapport à tous les détenus d’opinion qui restent invisibles », rapporte un proche. « C’est un militant, un combattant », ajoute l’avocat Mostefa Bouchachi, qui dénonce ce « procès politique ». Mais, selon le proche, il est très tourmenté par la possible agonie de son entreprise, son œuvre qu’il défend depuis une douzaine d’années, et le sort de ses 25 salariés, qui poursuivent péniblement leur travail à distance, sans pouvoir être payés, pour des sites devenus inaccessibles en Algérie.





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