Par Karim Amrouche (Alger, correspondance) @Le Monde
Poursuivi pour « financement étranger de son entreprise », le patron de presse a vu sa peine de prison allongée de deux ans en appel.
Sept ans de prison dont cinq ferme. Ihsane El Kadi, patron du groupe Interface Média qui regroupe Radio M et le site Maghreb Emergent, a été sanctionné, dimanche 18 juin, en appel, de la peine la plus lourde jamais infligée à un journaliste en Algérie.
Condamné en première instance, le 2 avril, à cinq ans de prison dont trois ferme, Ihsane El Kadi n’a pas été ramené à la cour d’Alger pour s’entendre signifier l’alourdissement de la sentence. C’est par visioconférence, depuis la prison d’El Harrach, à Alger, qu’il a entendu le verdict, lu sur un ton monocorde par le juge. « Comme si on ne voulait pas le regarder dans les yeux pour lui faire part d’un verdict injuste prononcé au nom du peuple », résume un ami effondré.
La qualité de la transmission n’a pas permis de voir la réaction du journaliste. Dans la salle par contre, Djamila, sa femme, des amis et quelques très rares journalistes, n’ont pas caché leur abattement. « La condamnation d’Ihsane El Kadi est surréaliste », s’est indigné Khaled Drareni, représentant de Reporters sans frontières (RSF) pour l’Afrique du nord. « Elle est le produit d’un harcèlement judiciaire contre un journaliste qui s’est battu pour exercer librement son métier dans un contexte de verrouillage politique généralisé ».
Pas d’éléments de preuve
Personne ne s’attendait à un acquittement car il n’est pas dans la culture des juges en Algérie de désavouer les services de sécurité ou le parquet. Mais l’aggravation de la peine est une surprise.
Après avoir boycotté le procès en première instance pour dénoncer les atteintes au droit d’Ihsane El Kadi à un procès équitable et notamment les déclarations publiques du président algérien Abdelmadjid Tebboune l’accusant d’être un « khabarji », un informateur de l’étranger, le collectif des avocats a démontré, le 4 juin dernier, lors du procès en appel, l’inanité des accusations portées contre Ihsane El Kadi. Le journaliste était accusé de réception de fonds de l’étranger « pour accomplir ou inciter à accomplir des actes susceptibles de porter atteinte à la sécurité de l’Etat, à la stabilité et au fonctionnement normal de ses institutions, à l’unité nationale, à l’intégrité territoriale, aux intérêts ». Une accusation passible de cinq à sept de prison selon l’article 95 du Code pénal.
Ni dans la constitution du dossier, ni au cours du procès, l’accusation n’a pu apporter des éléments de preuve. Le parquet s’est accroché à une somme d’argent versée sur fonds propres par Tin Hinan El Kadi, la fille du journaliste, installée à Londres et actionnaire d’Interface Médias, pour aider à payer les salaires du personnel durant la crise du Covid qui a lourdement pesé sur les finances d’Interface Média. Les avocats ont souligné que ce sont bien les écrits d’Ihsane El Kadi et sa persistance à exercer librement son métier qui en ont fait la cible du pouvoir.
Un procès "politique"
A la veille de son arrestation, le journaliste avait écrit un article évoquant l'attitude toujours circonspecte du commandement de l'armée algérienne à l'égard d'un éventuel deuxième mandat pour Abdelmadjid Tebboune. Il avait également publié un tweet contestant le chiffre de 20 milliards de dollars qui auraient été, selon le chef de l'Etat, récupérés auprès d'oligarques emprisonnés gravitant autour du clan Bouteflika.
Ce sont ces sorties publiques, alors que l'entourage de Abdelmadjid Tebboune s'est engagé dans une campagne à peine voilée pour un second mandat, qui ont valu à Ihsane El Kadi d'être arrêté au coeur de la nuit, et d'être détenu pendant plusieurs jours sans être interrogé dans la caserne Antar de la DGSI (services de renseignements), avant d'être placé sous mandat de dépôt. La chambre d'accusation se livrera même à un changement en catimini de la date d'examen de son dossier de manière à statuer sur sa demande de mise en liberté sans la présence de ses avocats.
Le procureur a reconnu ces multiples violations de procédure, mais a-t-il affirmé, la loi ne prévoit pas l'annulation des poursuites en raison du non-respect des procédures. Il s'est livré à un discours, jugé paternaliste, sur la jeunesse du pays et les dangers que constitue une presse non encadrée par l'Etat. Pour les avocats, le procès est "politique". "Ni le juge d'instruction ni le juge du tribunal n'ont examiné les preuves à décharge apportées par la défense", a relevé Me Zoubida Assoul.
Medias mis au pas
L'arrestation d'Ihsane El Kadi, figure emblématique du journalisme libre à l'engagement politique et civique assumé depuis des décennies, a suscité une vague d'indignation dans le monde. Dans une tribune dans le journal Le Monde, un collectif d'intellectuels dont Noam Chomsky, Annie Ernaux, Ken Loach et Arundhati Roy, ont appelé à la libération du patron de presse incarcéré "parce qu'il refuse de se soumettre aux pressions de ceux qui gouvernent le pays et voudraient faire de lui un journaliste de contrefaçon".
Il reste à décrypter les raisons de cette aggravation de la peine qui suscite un profond désarroi en Algérie. "Haine vengeresse" de l'entourage du président Abdelmadjid Tebboune, estiment certains en relevant que la liberté de parole d'Ihsane El Kadi et de RadioM gênait d'autant plus que l'ensemble des médias a été pratiquement mis au pas. Avec Ihsane El Kadi en prison et la radio liquidée, le terrain médiatique est aplati pour la campagne. Une autre lecture se veut plus "optimiste": l'aggravation de la peine pourrait être le prélude à un geste généreux d'amnistie de Tebboune à l'occasion du 5 juillet (fête de l'indépendance) ou le 1er novembre, date de la guerre d'indépendance en 1954.
Karim Amrouche (Alger, correspondance)