Le politique en ce nouveau millénaire est fortement « starisé ». Les médias fabriquent l’image aseptisée de personnages social-médias qui sont loin des visages politiques ancrés dans le réel social. Le sourire-marketing est plus important que les idées ou la pédagogie des argumentaires. Un millénaire qui nous installe dans le summum de l’aliénation. Un millénaire où la mondialisation néolibérale s’accommode des modes autoritaires de gestion des sociétés. La formule économie de marché égale démocratie n’a plus de sens pour les acteurs du CAC-40 qui pilotent le temps économique d’aujourd’hui.
Ihsane El Kadi a saisi les tendances du temps mondialisé, il s’est forgé dans une presse écrite classique, où son regard critique lui a permis d’expérimenter « sa boîte à outils » en maturation. Au quotidien La Tribune dans les années 1990, où il nous a permis de partager sa passion,et à El Watan où ses chroniques permettaient une lecture ricardo-marxienne des politiques publiques, le capitalisme d’Etat était bien malmené à juste titre même si sa version libéralisée était tout autant critiquée. IhsaneEl Kadi exprimait à sa façon cette impasse d’une économie où la rente étatique se privatisait par une corruption systémique et empêchait une macro-économie articulée aux besoins sociaux. Il a cette aptitude analytique forgée par ses études et une culture critique découlant d’un parcours militant très marxien dans les années 1980. Il y a ajouté une dimension journalistique dont il maîtrise les codes et dont il use pour décrypter ce qui est substantiel dans une actualité souvent perçue que dans son volet artificiel.
Ihsane EL Kadi ne s’est pas forgé dans les boîtes à outils des ONG ni dans des think tanks invisibles. Il a instillé son intelligence politique et médiatique dans une indépendance d’esprit et un ton analytique et polémiste qui lui ont permis d’être lu, écouté mais aussi « recadré » et inquiété par ceux qui percevaient déjà sa dimension anti-systémique.
Nous avons connu Ihsane El Kadi au début des années 1980, quand, étudiant, son activisme syndical et politique intervenait dans un contexte où « l’infitah rampant » s’accompagnait d’un islamisme ascendant. L’assassinat de son compagnon de lutte étudiant, Kamal Amzal, en novembre 1982 dans la cité universitaire de Ben-Aknoun l’a affecté sans l’éloigner du champ militant qui lui a coûté arrestation et emprisonnement pour son engagement pour les libertés démocratiques et les revendications sociales et culturelles. Depuis, les parenthèses démocratiques se sont multipliées au vu des luttes aspirant à de vrais changements politiques et sociaux et il y a apporté sa touche activiste. D’octobre1988 au Hirak de 2019, la feuille de route d’Ihsane El Kadi est dans l’action et l’anticipation et moins dans la modélisation mimétique. Les idées ont évolué, les utopies ont été revisitées mais la constance est la même : aspirer à une Algérie démocratique qui sache relever les défis économiques et sociaux.
Ihsane El Kadi va boucler une année de prison, malgré la démonstration par ses avocats du non-sens des chefs d’inculpation qui ont conduit à son incarcération arbitraire, malgré la solidarité active, au niveau national et international, contre sa condamnation injuste, malgré les irrégularités multiples dans les procédures judiciaires depuis son arrestation. Il est déjà à son 345jours privé de liberté, privé de sa famille, privé de sa passion, le journalisme indépendant.
Ihsane El Kadi n’est pas formatable dans la soumission ni dans l’allégeance, quels que soient les contextes et les gouvernants. Il peut être dans la proximité de personnages politiques aussi différents que Mouloud Hamrouche ou le général Benhadid, comme il peut s’impliquer activement dans les mouvements sociaux ou populaires à l’image d’Octobre 1988 et le Hirak de février 2019. Dans les deux cas, son positionnement n’a pas plu à ceux qui continuent à piloter l’Algérie par la pensée unique et encore moins à ceux, intelligentsia factice, qui ont préféré la servitude volontaire à l’expression autonome. Donner du sens à son exercice professionnel ou à son engagement citoyen, c’est donner de la considération à son Algérie et l’entrevoir dans un devenir où le changement passe fondamentalement par les libertés. C’est cela, pour moi, le patriotisme dérangeant d’Ihsane El Kadi.
Même réduit au silence, Ihsane El Kadi est toujours bruyant. Son emprisonnement nous interpelle sur l’injustice qu’il subit, son journalisme critique nous éclaire encore plus sur l’indispensable liberté d’expression des médias, son engagement politique et citoyen nous questionne sur les enjeux mobilisateurs qui permettraient à notre pays de sortir de cette impasse autoritaire.
Ihsane El Kadi n’est pas seul. Notre solidarité est à la mesure de sa détermination d’arracher sa liberté par le droit. En prison, il apprendra et il fera apprendre. Il restera certainement branché sur sa passion pour le foot comme il s’attachera à être à l’écoute de la détresse des prisonniers dont les destins sociaux sont aussi abîmés que l’Algérie. Mais, Ihsane El Kadi doit être libre. Sa place est auprès de ses siens. Sa voix doit ressurgir pour nous apporter ce qui nous manque, sa plume libre et bruyante.