En 2004, le directeur du quotidien Le Matin, Mohamed Benchicou, a été condamné à deux ans d’emprisonnement ferme pour « infraction régissant le contrôle des changes et les mouvements des capitaux ». Il payait, en réalité, le prix d’un crime de lèse-majesté, une biographie à charge de l’ancien chef de l’État intitulée Bouteflika, une imposture algérienne. En 2023, le directeur de Radio M. et de Maghreb Émergent, Ihsane El Kadi, a été condamné à 3 ans d’emprisonnement ferme pour « réception de fonds de l’étranger à des fins de propagande et pour accomplir des actes susceptibles de porter atteinte à la sécurité et au fonctionnement normal des institutions ». Il paie, en vérité, l’audace d’avoir maintenu, contre menaces et intimidations, le cap d’une parole libre, très critique envers l’ex-Premier ministre d’Abdelaziz Bouteflika et actuel chef de l’État, Abdelmadjid Tebboune.
Comme son prédécesseur qui, en 20 ans de règne, a dilapidé, en même temps que d’immenses deniers publics, son prestige relatif d’ancien chef de la diplomatie algérienne, Abdelmadjid Tebboune veut avoir « ses » journalistes emprisonnés, « ses » journaux fermés et le reste des médias à sa seule dévotion. Il y va probablement de sa crédibilité vis-à-vis de l’appareil politico-sécuritaire qui le soutient et de ses chances de rempiler pour un deuxième mandat. Prophète d’une « Algérie nouvelle » déjà défraichie, il tient à afficher la possession du sinistre trophée que se transmettent les dirigeants du pays depuis des décennies et sans lequel, jurerait-on, leur autorité serait incomplète : une presse muselée, une opposition politique domptée et un mouvement social écrasé.
Ainsi, de 2004 à aujourd’hui, l’histoire se répète, le Hirak ayant échoué - à cause de la répression et de sa propre inorganisation - à éviter à l’Algérie le trou noir autoritaire, de plus en en plus opaque. Comme en 2004, on a, d’un côté, un journaliste audacieux voire téméraire, Ihsane El Kadi, et, de l’autre, un régime appuyé sur un appareil sécuritaire déterminé à ne rien perdre de son omnipotence et sur une justice assujettie malgré sa « mise à niveau », vingt ans durant, avec des fonds de l’Union européenne.
L’histoire se répète à deux détails près. En 2004, même divisée et mal en point, la corporation journalistique ne s’était pas totalement tue devant l’arbitraire manifeste qui frappait Mohamed Benchicou ; aujourd’hui, elle reste globalement silencieuse devant l’arbitraire non moins manifeste qui frappe Ihsane El Kadi. Épuisés par les pressions économiques et clochardisés par leurs propres patrons, la majeure partie des médias survivent grâce à un quiétisme radical, quand ils ne jouent pas avec zèle le rôle de louangeur du prince ; leurs journalistes sont réduits, quant à eux, à une masse d’écrivants interchangeables, faisant d’interminables variations sur la sainte parole officielle.
Surtout, en 2004 Abdelaziz Bouteflika n’était pas allé jusqu’à savourer ouvertement sa revanche contre Mohamed Benchicou ; en 2023, son ex-Premier ministre a assumé devant les caméras l’acharnement policier et judiciaire contre Ihsane El Kadi, allant jusqu’à le charger d’accusations monstrueuses, dont même le procureur de la République, le vrai, ne l’avait pas inculpé.