Ce 4 juin le procès en appel d’Ihsane El Kadi marquera sans nul doute les annales judiciaires du pays. Dans une salle archi-comble, l’audience aura duré cinq heures avec dix avocats dont deux étrangers, une Belge et un Tunisien, qui ont pu plaider sans être interrompus et sans limite de temps, ce qui n’est pas toujours le cas dans les tribunaux algériens.
Arbitraire et amateurisme Comme il fallait s’y attendre la défense a insisté sur les multiples violations des procédures qui ont caractérisé l’enquête et l’instruction depuis le début de cette affaire. Par la police judiciaire, par le juge d’instruction, par la chambre d’accusation et par le tribunal de première instance qui avait condamné Ihsane El Kadi le 2 avril dernier à cinq ans de prison dont 3 fermes et prononcé la dissolution de l’entreprise « Interface Medias » qu’il a fondée et qui édite les 2 titres qu’il dirige, « Radio M » et « Maghreb Emergent ».
La défense a démontré à travers une multitude de faits que ces violations relèvent aussi bien d’un arbitraire assumé que d’un amateurisme affiché. « L’arrestation d’Ihsane El Kadi est arbitraire et le PV d’audition du 24 décembre est caduc car ne comportant ni date, ni durée, ni qualification d’accusation. Les scellés sur les locaux d’Interface Média ont été apposés sans décision de justice et portent le nom d’Ihsane El Kadi (!!)et non d’Interface Media. »
La défense a insisté sur la confusion permanente aussi bien lors de l’instruction que lors du procès entre la personne physique (Ihsane El Kadi) et la personne morale (Interface Medias). D’où cette incapacité de l’accusation à construire un dossier cohérent et documenté. Les avocats ont pointé le déficit juridique de ce dossier dont tout le contenu a été créé par les services de la sécurité intérieure (DGSI), durant la longue garde à vue de cinq jours, à partir de l’examen du téléphone portable d’Ihsane El Kadi.
Quant aux chefs d’accusations relevant des articles 95 et 95-bis du code pénal, portant sur la « réception de fonds de l’étranger à des fins de propagande » et « pour accomplir des actes susceptibles de porter atteinte à la sécurité, à la stabilité et au fonctionnement normal des institutions », ils ne reposent sur aucun fondement et le dossier est baclé. Le jugement du tribunal de première instance du 2 avril ne mentionne d’ailleurs aucun lien entre un financement supposé et des « actes de propagande ou d’atteinte à la sécurité, etc… »
L’accusation en échec
Contre toute attente, le procureur a bien reconnu des violations de procédure. « Mais aucun texte de loi ne prévoit l’annulation d’un jugement au simple constat de ces violations » insiste-t-il. Sur le fond, c’est sans surprise que le représentant du ministère public a repris les poncifs des citadelles assiégées. Il a ainsi requis les peines maximales prévues par la loi car, selon lui, il faut accompagner la presse pour lui éviter de commettre des erreurs et même des fautes pouvant servir de prétexte à l’immixtion des ennemis de la nation pour attenter à sa souveraineté et sa stabilité. Et de donner la destruction de l’Irak comme exemple de drame consécutif à des opérations suscitées par des acteurs étrangers et qui sont relayés par des agents internes. Plus sidérants sont les exemples avancés pour justifier la dissolution de l’entreprise pour défaut d’autorisation de l’autorité de régulation de l’audiovisuel. Il fait la comparaison avec « la vente d’armes ou de munitions qui nécessite une autorisation du ministère de la défense nationale ou de la vente des engrais qui nécessite une autorisation du ministère de l’agriculture ». La défense ayant renvoyé la charge de la preuve à l’accusation, le procureur a tenté maladroitement de prouver un financement étranger à travers des échanges « WhatsApp » de type professionnel retrouvés sur le téléphone de Ihsane El Kadi avec un dirigeant d’une association française, lui-même de nationalité algérienne et également actionnaire et membre du conseil d’administration d’Interface médias. Sans préciser de montants ni de dates ni de modes de transferts supposés, il estime qu’il s’agit là « d’un financement étranger et d’origine inconnue » (sic).
Autre cafouillage, le représentant de l’agence de régulation de l’audio-visuelle, l’ARAV, s’est contenté de répéter à plusieurs reprises que son instance n’a pas délivré d’autorisation à Radio M. Y compris lorsque la défense lui a opposé la loi sur l’audiovisuel de 2012 qui n’inclut pas la presse électronique dans son champ d’application ainsi que l’absence d’une mise en demeure préalable qu’aurait dû adresser l’ARAV à Radio M depuis 10 ans maintenant. Il n’a pu que balbutier des propos décousus qui avouaient à demi-mot que l’ARAV n’était ici que parce qu’on lui avait demandé de se porter partie civile.
El Kadi Ihsane a accepté, cette fois, de répondre aux questions du juge. Digne et déterminé, il a pu développer ses arguments, démontrer la vacuité du dossier et démonter une à une les accusations dont il est l’objet.
Il a longuement expliqué au tribunal le fonctionnement de l’agence Interface Médias, son modèle économique et ses sources de revenus. Le juge lui a demandé l’origine d’un virement de 20 000 livres sterling par cambiste interposé, dont on a trouvé trace sur son téléphone portable. « C’est l’argent des actionnaires. Les comptes bancaires de l’entreprise étaient bloqués suite à une mesure des services des impôts, auprès desquels nous avons de fortes dettes. A partir de 2020, nous avons demandé aux actionnaires d’injecter de l’argent dans la société à charge de remboursement ultérieur. Ma fille Tinhinane qui est actionnaire a été la première à avoir envoyé sa contribution ».
Convaincu du caractère strictement politique de son procès, il a détaillé les contenus développés par Radio M depuis 10 ans marqués par la diversité et la pluralité des formats et des opinions. La notoriété de Radio M s’est construite avec la participation de nombreuses personnalités du monde politique (pouvoir comme opposition) et économique, d’experts et de défenseurs des libertés et des droits humains. Il estime que c’est ce modèle de médias libre, critique, professionnel et indépendant qui gêne aujourd’hui et qui explique l’acharnement dont il est l’objet.
Il conclue ainsi : « je demande la relaxe et la réhabilitation. Et j’avoue que la plus grosse erreur que j’ai commise, c’est de n’avoir jamais pensé qu’une partie de ma génération allait abandonner les libertés acquises en octobre 1988. Mais ceux qui croient que ces acquis notamment sur la liberté de la presse vont reculer de manière irréversible se trompent plus que ceux de ma génération ». Des applaudissements nourris ont ponctué la fin de son intervention.
Avant l’audience, les appréhensions sur le déroulement du procès étaient grandes. La récente manœuvre au cours de laquelle on a vu le général Ali Ghediri condamné à deux ans de prison de plus alors que sa peine de quatre ans devait prendre fin au mois de juin faisait redouter aux proches du journaliste un procès bâclé. Il n’en fut rien.
Une brise d’optimisme semble avoir soufflé dans l’enceinte du tribunal. Mais peut-on véritablement compter sur un étau qui se serait desserré sur l’appareil judiciaire ? Réponse le 18 juin, date de prononcé du verdict.
En attendant, on peut toujours partager les espoirs du militant des droits humains Arezki Ait Larbi qui a déclaré à l’issue de l’audience : « Après la mise à nu à l’échelle planétaire d’une répression politique qui n’a pas fait dans le détail, les « décideurs » peuvent encore faire amende honorable et sauver la face. Le 5 juillet prochain est une occasion pour libérer tous les détenus d’opinion et remettre ainsi les compteurs à zéro. Sauront-ils la saisir ? »