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« Cela fait plus de 20 ans que je fais ce métier, jamais nous n'avons reçu autant de coups de massue que cette année. » Ali Boukhlef est de nature optimiste. Du moins, il tente de le rester. Ancien journaliste à El Watan et Liberté, deux quotidiens francophones algériens, désormais journaliste indépendant, il a assisté cette année à l’asphyxie économique du premier et à la fermeture du second.
Menacé de fermeture après 31 ans d’existence, le quotidien francophone algérien El Watan est traversé par un mouvement de grève inédit avec des salariés qui n’ont pas été payés depuis près d’un an. Tous les comptes bancaires du quotidien sont bloqués à cause d'un litige avec l'administration fiscale et la banque, avancent les actionnaires du journal.
En avril dernier, le quotidien Liberté a lui cessé de publier après que son principal actionnaire, Issad Rebrab, homme le plus riche du pays, a décidé de liquider le média. L’annonce avait été reçue avec beaucoup d’émotions dans le pays.
Il y a quelques jours, c’est Radio M et Maghreb Emergent (site d'information économique en ligne) qui ont été visés par les autorités algériennes. Dans la nuit de vendredi à samedi 24 décembre, le directeur des deux médias, Ihsane El-Kadi, a été interpellé chez lui, à Zemmouri (à 60 km d’Alger) vers minuit et demi. Sa fille, Tin Hinane, a relayé l’information sur les réseaux sociaux. « Six hommes dans deux véhicules sont venus à 00.30 lui demander de les suivre immédiatement à la caserne de Antar. » a-t-elle tweeté.
Le lendemain, des agents de la direction générale algérienne de la Sécurité intérieure (DGSI) se sont rendus dans les locaux des deux médias, accompagné d’Ihsane El-Kadi menotté. « Ces agents ont invité les journalistes et les employés présents à vider les lieux avant de procéder à la perquisition des locaux.Outre le matériel informatique, ces agents ont saisi des ordinateurs, des cachets et des documents avant de quitter les lieux en emmenant avec eux le directeur Ihsane El Kadi. On ignore pour l’heure les raisons de cette interpellation et de la perquisition opérée par les services de sécurité » fait état la rédaction de Radio M dans un communiqué publié sur leur site internet.
Terrorisme
La nouvelle a fait grandement réagir en Algérie, au-delà même de la sphère journalistique. « Radio M était l’une des rares radios indépendantes qui existent en Algérie, explique Ali Boukhlef. C’était une radio qui invite tout le monde, parle de ce dont on ne parle pas ailleurs, invite les opposants, critique le pouvoir. C'était le dernier espace où on pouvait débattre. »
Ces articles du Code pénal sont si vagues que n'importe quel magistrat, en fonction des volontés politiques, peut les interpréter de différentes manières et mettre quelqu’un en prison. Aïssa Rahmoune, avocat et vice-président de la Ligue algérienne de défense des Droits de l’Homme
Le contexte de l’arrestation d’Ihsane El-Kadi pousse par ailleurs à toutes les suppositions et surtout à celle de l’interpellation arbitraire. « On se demande si cette décision émane de la justice ou de la police politique » s’interroge Aïssa Rahmoune, avocat et vice-président de la Ligue algérienne de défense des Droits de l’Homme. « Le fait d'interpeller et de conduire Ihsane à minuit 30, hors heures imparties pour les services de sécurité d'exercer leur fonction, nous amène à se poser cette question. Par ailleurs, un mandat de perquisition et une mise sous scellés doivent relever d’une décision de justice. Or, pour l’instant, les raisons de cette intervention restent encore inconnues. »
Est-ce le dernier tweet d’Ihsane El-Kadi dans lequel il mentionne la récupération du 20 milliards par le Trésor public de la poche d'oligarques qui a entrainé son arrestation ? Est-ce la « diffusion de deux émissions et la publication d’un article se rapportant au deuxième mandat ( du président Abdelmajid Tebboune en 2024) et à l’organisation du Hirak » s’interrogent les journalistes de Radio M ?
Depuis plusieurs années, Ihsane El Kadi était déjà dans le collimateur des autorités pour ses publications journalistiques. En juin dernier, il avait été condamné pour un article sur le mouvement islamiste Rachad et les protestations pro-démocratie du Hirak. « Ishane subit un véritable harcèlement judiciaire, constate Aïssa Rahmoune. On l’accuse notamment de faits de terrorisme, pour ses papiers, ses reportages et ses enquêtes. »
L'an dernier, Amnesty International s’inquiétait déjà de la récurrence de ce motif d'accusation par les autorités. En juin 2021, un amendement de l’article 87 bis du Code pénal définissait désormais comme crime de terrorisme « tout acte ou sabotage visant la sureté de l’État, l’unité nationale et la stabilité et le fonctionnement normal des institutions. » Selon l’association de défense des droits humains, l’interprétation dudit article visait alors majoritairement à engager des poursuites et à criminaliser « toute voix critique » au sein du pays.
« Il n’y a pas seulement l'article 87 bis, il y a aussi l’article 97 qui interdit les manifestations non autorisées dans les lieux publics dès qu’elles sont considérées comme ‘susceptibles de troubler l'ordre public’ ou encore l’article 98 et 100 qui prévoient jusqu'à un an de prison pour participation à de tels rassemblements, explique Aïssa Rahmoune. Ces articles sont si vagues que n'importe quel magistrat, en fonction des volontés politiques, peut les interpréter de différentes manières et mettre quelqu’un en prison. »
En prison pour un SMS
En novembre dernier, c’est un article sur l’exportation de dattes algériennes qui a valu au journaliste Belkacem Houam, du quotidien arabophone Echorouk, d’être condamné à un an de prison, dont deux mois ferme. Le journaliste y évoquait l’ « arrêt immédiat des exportations », notamment en France, de 3 000 tonnes de dates jugées « impropres à la consommation » en raison de l’utilisation d’un certain pesticide.
C'est la première depuis 20 ans que deux journalistes sont condamnés pour voir écrit des articles. Ali Boukhlef, journaliste indépendant, ex-journaliste à El Watan et Liberté
Selon son avocat, Belkacem Houam avait été poursuivi en vertu de la loi sur la « spéculation illicite » et accusé de "diffusion de fausses informations portant atteinte à l'ordre public" et de "diffusion d'informations fausses ou calomnieuses propagées sciemment dans le public afin de provoquer une perturbation du marché et une hausse subite et non justifiée des prix".
Le journaliste Mohamed Mouloudj a lui été poursuivi et condamné pour l’envoi d’un SMS au chef du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), dans lequel il lui demandait une interview pour un article. « Transformé de manière absurde en “preuve” d’appartenance à une organisation terroriste, ce SMS a été invoqué pour justifier les poursuites et sa mise en détention provisoire durant 13 mois. » rapporte Reporters sans frontières.
Incarcéré à la prison de Koléa sous le chef d’inculpation d’appartenance à une organisation terroriste, Mohamed Mouloudj a été remis en liberté le 18 octobre 2022 tout en ayant été condamné à deux ans de prison, dont un an ferme par le tribunal criminel de Dar El Beïda à Alger.
Lire aussi : Algérie : le journaliste Mohamed Mouloudj libéré
« C'est la première fois depuis 20 ans que deux journalistes sont condamnés pour avoir écrit des articles » se désole Ali Boukhlef. La Constitution et son article 54 stipulent pourtant que le délit d'entrave ou l'emprisonnement des journalistes dans l'exercice de leurs fonctions sont interdites. Les autorités contournent et font appel à certains articles du Code pénal. »
Ali Boukhlef a commencé sa carrière de journaliste dans les années 2000. « Une parenthèse enchantée, se rémémore-t-il. C'était possible de critiquer le président, d’écrire sur l'armée, de dire qu'un oligarque a détourné de l'argent, de publier des enquêtes … de faire son métier. Maintenant il suffit de faire le tour des chaînes de télévision pour se rendre compte que c'est devenu impossible. C’est comme si on était revenu 40 ans en arrière, du temps du parti unique où seule la voix des autorités était permise. »